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des anciens numéros
Episode premier – Où Gertrude rencontre l’Hêtre, l’étang
et le Berger.
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éanmoins, Gertrude arrivait dans un espace étrange,
dont elle sentait imprécativement le foisonnement liminaire, sans pouvoir
toutefois se l'expliquer avec complétude. Il faisait encore sombre mais un
soyeux musiqué d'oiseau augurait une aube proche. Ailleurs qu'en le ciel
pourtant, le lieu frissonnait d'une source de lumière que depuis son
promontoire encore ennuité, elle finit par apercevoir. Non loin, à peine en
bas, et comme par phosphorescence, un arbre immense éclairait un paisible et
minuscule étang. Dans ce tableau se tenait un vieillard – Gertrude l’imagina
ainsi car l’être en question avait de loin une longue houlette pareille à celle
des anciens pâtres, mais à y repenser elle songea que cette raison n'en était
pas une. Elle se dirigea vers l'arbre, ne sachant quoi d'autre faire, et
constata effectivement que le porteur de houlette était un homme, et qu'il
était assez vieux. Quand il la vit, celui-ci fut soudain pris d'une grande
agitation, qu'elle comprit être une vive émotion, car déjà dans ses bras le
vieillard pleurait de joie.
-
vous avez réussi! vous avez réussi! Bienvenue !
Toutes mes félicitations!
-
euh... Pouvez-vous me dire où je suis? Et qui
êtes-vous?
-
moi? Mais enfin jeune fille... je suis le Berger de
l'Hêtre!
-
comment peut-on être le berger d'un arbre?
-
un arbre?! Mon enfant, ce n'est pas ici n'importe
quel arbre... ceci est l'arbre des arbres : c'est l'Arbre!
-
mais un arbre, même s'il est Arbre, n'a pas besoin de
berger...
-
ah ah! Je ne suis pas un berger... Je suis le
Berger! Et vous voyez bien que si un arbre n'a pas besoin de berger, l'Arbre en
revanche a besoin du Berger.
-
d'accord, d'accord... mais à quoi peut servir le
Berger à l'Arbre? après tout, l'Arbre ne peut pas se perdre, il ne peut pas
s'enfuir...
-
un peu d’attention jeune fille, ne vous laissez pas
fourrer par les mots... C'est l'Arbre qui sert au Berger, et non pas le Berger
qui sert à l'Arbre.
-
et à quoi vous sert cet arbre? Euh... l'Arbre?
-
l'Arbre, mon enfant, est l'Étoile du Berger!
-
tout cela me laisse sans voix... Eh bien c’est pas
tout mais je dois retourner chez moi…
-
non ! attendez ! Vous vous perdrez, vous
êtes sans voie ! Vous devez d’abord vous faire Berger, et pour vous aussi
il sera l'Étoile !
-
vous voulez que je reste ici plantée à surveiller cet
arbre ? Pardon, à Le surveiller ?
-
ah ah ah... L'Hêtre ne se surveille pas : il
S’écoute, Se récolte, Se respire, Se mange… on Le parle, on L’existe, on S’en
revêt ! Regardez mes vêtements... comme ils sont beaux et supérieurs en
intensité vibratoire à tout ce que vous avez jamais pu toucher.
-
effectivement.
-
c'est parce que l'Arbre est toujours l'Hêtre en Soie,
il est garanti « Haut en T.I.C. (Taux d’Ipséité Contrôlé) ».
-
je n’avais jamais entendu parler de ça… je suis sans
voix. Mais pourquoi je répète cette stupide expression tout le temps ?!
-
exactement ! Je crois que vous commencez à
comprendre ce qu’il vous reste à faire.
-
oui, oui, c’est cela, oui... En passant, vous êtes
aussi le Berger de l'Etang ?
-
non... J'ai délaissé l'étang il y a déjà quelques
années. C'était l'époque où j'étais pêcheur, vous voyez il y a encore ma canne
à pêche ici. Or un jour j'ai vu le reflet de l'étang et j'ai compris que ma
destinée était de devenir le Berger de l'Hêtre.
-
quel rapport avec le reflet de l'étang ?
-
allez voir vous-même, penchez-vous au-dessus de
l’eau, vous comprendrez.
-
eh bien… c'est un étang, de l'eau qui stagne, avec
dessus le reflet de la nuit.
-
eh eh! De quoi? Répétez-le! Répétez-le!
-
euh... de la nuit ?...
-
de la nuit! Eh oui! Il n'y a pas le reflet de l'Hêtre
dans l'étang!
-
… stupéfiant...
-
eh eh ! Et dire que j'étais resté des années et des
années à pêcher sans le remarquer ! Et vous savez ce que j'en ai déduit ? Que
c'est l'étang qui trouve sa source dans les racines de l'Hêtre, et non l'Hêtre
qui puise sa force dans l'étang ! Alors j'ai compris que cet arbre à la lumière
duquel je me chauffais, aux feuilles duquel je m'habillais, aux fruits duquel
je me nourrissais, que l’arbre était l'Arbre, et pour tout dire : l'Hêtre !
-
...
-
vous êtes sans voie ? Bien. Alors il n'y a plus
une seconde à perdre. A partir de maintenant il faut vous taire et m'obéir. Je
sais que ça va être pénible, mais vous devez plonger dans l'étang et y chercher
une porte. Une fois celle-ci trouvée, remontez et prenez un souffle, puis
redescendez, toquez trois fois à cette porte, ouvrez-la et entrez.
-
mais…
-
dépêchez-vous ! plongez ! telle quelle,
telle quelle... Vous comprendrez plus tard !
Gertrude
s'exécutait sous les cris du vieillard qu'elle prenait évidemment pour un fou,
mais dont l'autorité auraculaire la magnétisait au point qu'elle aurait accepté
de tout faire pour lui. Habillée, « telle quelle », elle entra dans
l'eau de l'étang. L'odeur était tout sauf putride, il émanait même de celui-ci
de douces senteurs, et la température était parfaitement tiède : les yeux
fermés, presque aurait-on pu croire baigner dans un grand vent de printemps...
Telle était donc la puissance de l'Hêtre, qui conférait magie et bonté à ces
eaux. Sans davantage réfléchir ni sentir, elle prit une longue respiration, et
plongea.