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A la mémoire de M.Heidegger et J.Derrida

 

Les Turnaïdes ou le Berger de l'Hêtre

 

Episode premier – Où Gertrude rencontre l’Hêtre, l’étang et le Berger.

N

 

éanmoins, Gertrude arrivait dans un espace étrange, dont elle sentait imprécativement le foisonnement liminaire, sans pouvoir toutefois se l'expliquer avec complétude. Il faisait encore sombre mais un soyeux musiqué d'oiseau augurait une aube proche. Ailleurs qu'en le ciel pourtant, le lieu frissonnait d'une source de lumière que depuis son promontoire encore ennuité, elle finit par apercevoir. Non loin, à peine en bas, et comme par phosphorescence, un arbre immense éclairait un paisible et minuscule étang. Dans ce tableau se tenait un vieillard – Gertrude l’imagina ainsi car l’être en question avait de loin une longue houlette pareille à celle des anciens pâtres, mais à y repenser elle songea que cette raison n'en était pas une. Elle se dirigea vers l'arbre, ne sachant quoi d'autre faire, et constata effectivement que le porteur de houlette était un homme, et qu'il était assez vieux. Quand il la vit, celui-ci fut soudain pris d'une grande agitation, qu'elle comprit être une vive émotion, car déjà dans ses bras le vieillard pleurait de joie.

-         vous avez réussi! vous avez réussi! Bienvenue ! Toutes mes félicitations!

-         euh... Pouvez-vous me dire où je suis? Et qui êtes-vous?

-         moi? Mais enfin jeune fille... je suis le Berger de l'Hêtre!

-         comment peut-on être le berger d'un arbre?

-         un arbre?! Mon enfant, ce n'est pas ici n'importe quel arbre... ceci est l'arbre des arbres : c'est l'Arbre!

-         mais un arbre, même s'il est Arbre, n'a pas besoin de berger...

-         ah ah! Je ne suis pas un berger... Je suis le Berger! Et vous voyez bien que si un arbre n'a pas besoin de berger, l'Arbre en revanche a besoin du Berger.

-         d'accord, d'accord... mais à quoi peut servir le Berger à l'Arbre? après tout, l'Arbre ne peut pas se perdre, il ne peut pas s'enfuir...

-         un peu d’attention jeune fille, ne vous laissez pas fourrer par les mots... C'est l'Arbre qui sert au Berger, et non pas le Berger qui sert à l'Arbre.

-         et à quoi vous sert cet arbre? Euh... l'Arbre?

-         l'Arbre, mon enfant, est l'Étoile du Berger!

-         tout cela me laisse sans voix... Eh bien c’est pas tout mais je dois retourner chez moi…

-         non ! attendez ! Vous vous perdrez, vous êtes sans voie ! Vous devez d’abord vous faire Berger, et pour vous aussi il sera l'Étoile !

-         vous voulez que je reste ici plantée à surveiller cet arbre ? Pardon, à Le surveiller ?

-         ah ah ah... L'Hêtre ne se surveille pas : il S’écoute, Se récolte, Se respire, Se mange… on Le parle, on L’existe, on S’en revêt ! Regardez mes vêtements... comme ils sont beaux et supérieurs en intensité vibratoire à tout ce que vous avez jamais pu toucher.

-         effectivement.

-         c'est parce que l'Arbre est toujours l'Hêtre en Soie, il est garanti « Haut en T.I.C. (Taux d’Ipséité Contrôlé) ».

-         je n’avais jamais entendu parler de ça… je suis sans voix. Mais pourquoi je répète cette stupide expression tout le temps ?!

-         exactement ! Je crois que vous commencez à comprendre ce qu’il vous reste à faire.

-         oui, oui, c’est cela, oui... En passant, vous êtes aussi le Berger de l'Etang ?

-         non... J'ai délaissé l'étang il y a déjà quelques années. C'était l'époque où j'étais pêcheur, vous voyez il y a encore ma canne à pêche ici. Or un jour j'ai vu le reflet de l'étang et j'ai compris que ma destinée était de devenir le Berger de l'Hêtre.

-         quel rapport avec le reflet de l'étang ?

-         allez voir vous-même, penchez-vous au-dessus de l’eau, vous comprendrez.

-         eh bien… c'est un étang, de l'eau qui stagne, avec dessus le reflet de la nuit.

-         eh eh! De quoi? Répétez-le! Répétez-le!

-         euh... de la nuit ?...

-         de la nuit! Eh oui! Il n'y a pas le reflet de l'Hêtre dans l'étang!

-         … stupéfiant...

-         eh eh ! Et dire que j'étais resté des années et des années à pêcher sans le remarquer ! Et vous savez ce que j'en ai déduit ? Que c'est l'étang qui trouve sa source dans les racines de l'Hêtre, et non l'Hêtre qui puise sa force dans l'étang ! Alors j'ai compris que cet arbre à la lumière duquel je me chauffais, aux feuilles duquel je m'habillais, aux fruits duquel je me nourrissais, que l’arbre était l'Arbre, et pour tout dire : l'Hêtre !

-         ...

-         vous êtes sans voie ? Bien. Alors il n'y a plus une seconde à perdre. A partir de maintenant il faut vous taire et m'obéir. Je sais que ça va être pénible, mais vous devez plonger dans l'étang et y chercher une porte. Une fois celle-ci trouvée, remontez et prenez un souffle, puis redescendez, toquez trois fois à cette porte, ouvrez-la et entrez.

-         mais…

-         dépêchez-vous ! plongez ! telle quelle, telle quelle... Vous comprendrez plus tard !

      Gertrude s'exécutait sous les cris du vieillard qu'elle prenait évidemment pour un fou, mais dont l'autorité auraculaire la magnétisait au point qu'elle aurait accepté de tout faire pour lui. Habillée, « telle quelle », elle entra dans l'eau de l'étang. L'odeur était tout sauf putride, il émanait même de celui-ci de douces senteurs, et la température était parfaitement tiède : les yeux fermés, presque aurait-on pu croire baigner dans un grand vent de printemps... Telle était donc la puissance de l'Hêtre, qui conférait magie et bonté à ces eaux. Sans davantage réfléchir ni sentir, elle prit une longue respiration, et plongea.