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des anciens numéros
par Maudit Jo – envoyé spécial
Halloween est censé(e) être dans deux jours, mais les gens fêtent ce
joyeux événement dès ce soir. Dans le métro et dans les rues, on voit des
groupes de jeunes déguisés – casques de viking avec fausses nattes blondes
pendantes, hommes travestis à la limite du bon goût, etc. – ou des gens allant
atomiquement rejoindre des compagnons – comme celui-ci qui marche un peu vite,
happé par la fête à venir et fuyant cette rue qui le rend vulnérable, avec son
chapeau vert, son pantalon vert et sa veste verte.
Il y aurait bien des choses à dire sur Halloween, mais je ne veux pas
ici faire une diatribe anti-capitaliste, consistant à démontrer que c’est là
une fausse fête, un événement purement commercial, une affaire bien juteuse qui
entraîne des phénomènes sociaux tous récupérés d’une façon ou d’une autre. Je
ne vais pas non plus faire une analyse socio-structurale comparant les usages
d’Halloween et de Noël dans les diverses catégories d’âge de la population,
décrivant les divers champs symboliques que ces événements recouvrent, et
tentant d’expliquer avec des arguments non économiques la façon dont ils
s’enchaînent si brutalement dans les vitrines et les jardins des belles
maisons. J’évoquerais plutôt un des effets heureux de cette fête : le brouillage.
Brouillage, parce que le principe du déguisement généralisé ne permet
plus vraiment savoir si les gens sont déguisés ou non. Cette femme par exemple,
avec son col raide et sa broche victorienne, vêtue à la Mary Poppins,
est-ce vraiment une vieille fille coincée ? Ou ce couple grunge – je veux
dire si typiquement grunge – est-il vraiment grunge, ou bien a-t-il génialement
résumé tous les attributs d’un couple grunge en un costume parfait ?
Quand je dis brouillage, je veux donc dire brouillage des traits de pseudo-individualités,
tous ces signes dont les gens se servent pour mieux affirmer qu’ils
existent : style de lunettes, type de bijoux, accessoires modes, effet de
coiffures, genre de vêtements… Ou plutôt, tous ces signes qui possèdent une
charge symbolique pré-établie dans laquelle il suffit de se glisser, de
s’insérer, pour s’exister soi-même socialement. Ou encore, tous ces
signes qui sont des « gages mentaux ». Eh bien en cette avant-veille d’Halloween,
tous ces signes deviennent déguisement : ces moyens de reconnaissance et
d’affirmation de soi se retournent sur eux-mêmes, sont renvoyés à leur
propriétaire usuel comme détails risibles de leur personnalité. Du même coup,
on ne sait plus si l’on doit rire d’un air complice vers leurs porteurs, en les
félicitant pour leur trouvaille, ou bien « respecter » des choix
vestimentaires, et du coup ne rien manifester du décalage que l’on perçoit. Et
dans le métro, et dans les rues, règne ce mélange d’attention, de sourires
voilés ou échangés, d’étonnement et de retenue – tout un vacillement perceptif,
toute une électricité sociale due à la friction des codes sur eux-mêmes.
Et cela grâce au brouillage des pseudo-individualités donc, mais
aussi grâce à la frontière indécise qui sépare le costume et le déguisement. Le
déguisement est censé montrer des failles, ou être trop gros pour être vrai, il
se trahit donc comme tel ; le costume quant à lui est complet, il forme un
système cohérent, il sous-tend un univers dont on ne sait pas s’il est celui de
la personne qui le porte. Or justement en cette fête, tous les éléments de
pseudo-individualités tombent soit sous le coup du déguisement lorsqu’il n’y en
a que quelques uns, soit sous celui du costume quand ils sont tous là. Dans les
deux cas, le vêtement perd son assise, son sérieux – et ce, quel qu’il soit. De
ce fait même moi, contemporain non déguisé, qui porte nécessairement et avec
plus ou moins de succès mon « costume » de contemporain, je me vois
ravalé au rang de viking improbable, de travesti grossier, de maquette en
carton.
Exalté(e) sois-tu donc Halloween ! qui brouilles le donné, le bien
connu – pour à nous-mêmes nous rendre étranger.