Retour au som(m)à-ire 

Retour aux podes

Retour au tableau des anciens numéros

 

 

Sur les pistes tranchantes des Europes du monde

Par Maudit Jo[1] – Envoyé

 

     Dans les rues de Mont-Réel, j’ai parfois la saisissante impression de me trouver dans un univers parallèle, dans une « autre » Europe. Tout en effet, ou presque, possède son équivalent européen, son pareil ; mais avec un léger décalage, toujours le même, homologiquement reporté. La cause d’un tel décalage ? Il y en a sans doute plusieurs, mais j’en vois immédiatement un : l’inflexion des circonstances, c’est à dire, le poids de la Nature.

     Car ici, il faut fermer la bouche lorsqu’on marche dans la rue, ne pas sourire, ne pas parler – même si l’exceptionnelle lumière et le froid pointu vous rendent hilare. Sans quoi les dents vous claquent. Le vent poudreux ne vous rate jamais.

     Ici, les voitures sont sales, immaculées de ce mélange de boue, de neige, de sel et de glace molle nommé sloche. La sloche salit tout. Etalée sur les routes et sur les trottoirs, elle formera des tâches sur le bas de votre pantalon, et via vos chaussures vous la retrouverez sur le sol de votre appartement, de votre bureau, du métro, des restaurants, des bus… La sloche fait de tout mont-réaliste un éternel pionnier. Les rues à buildings, si fières et financières l’été, prennent l’allure de grands saloons plantés dans la terre ; on dirait soudain que toute la ville s’enfonce dans les temps anciens où elle était de bric et de broc, désorganisée, ou pour mieux dire, naissante. Alors que le français a une mentalité d’artisan mal dégrossie par les Lumières et les poètes romantiques, le mont-réaliste demeure ce trappeur pesant soucieux de parler un langage rocailleux : parce que six mois par an, il patauge dans la sloche.

     En fait l’Amérique, c’est l’Europe non domestiquée. Le froid. Les tornades. Les ours toujours prompts à dévorer du marcheur. Les guêpes dans la ville. Les moustiques tueurs. Les ratons laveurs dans les parcs. Et des lacs, des forêts, des plaines, des montagnes, nus d’hommes, intouchés, à peine reconnus. Mais alors, si l’influence de territoires si différents est si grande, qu’est-ce qui rend l’Europe et l’Amérique si jumelles ? qu’est-ce que les émigrants européens y ont transporté qui n’a pas changé, et qui a intégré culturellement les africains, les asiatiques, les autochtones ?

 

     Dans la Crise de l’humanité européenne et de la philosophie, Husserl soutient que l’Europe ne se limite pas à une cartographie, que les Etats-Unis, le Canada, la Grande-Bretagne, l’Australie… en font partie. A cela, il ne donne pas une cause historique, mais métaphysique : on peut définir quelque chose comme une « européanité », qui confère à ces pays une unité spirituelle. Cette « européanité » c’est quoi ?

     Husserl situe sa naissance en Grèce antique, dans cette nouvelle attitude à l’égard du monde environnant qu’est la philosophie­. Cette attitude est une nouvelle norme pour l’action des individus et des sociétés : norme qui situe l’action en rapport avec une temporalité éternelle, impérissable, la temporalité de l’idéel. C’est ainsi l’attitude philosophique qui inaugure la science, cette pratique qui présuppose une perpétuité, une « infinité de tâches ». Alors que le monde non-scientifique est fini, naturel, traditionnel ; le monde des idéaux est infini, idéel, rationnel, préoccupé par la constante réélaboration des connaissances et des données. Et dans la mesure où toute humanité est créatrice de culture, la culture européenne est définie par une humanité qui est nouvelle en ce qu’elle a pour milieu l’infini. Autre particularité de cette humanité : elle est supranationale, fondée sur l’échange, la réciprocité, davantage que sur les frontières. Nommons Europe l’espace abstrait formé par l’interaction des esprits philosophiques, des esprits infinis.

     L’affect européen par excellence sera donc la volonté de savoir, l’aspiration à connaître, et cela, au-delà de toute pratique naturelle de la vie – c’est à dire finie. Durant son activité, l’homme européen constatera le contraste entre le monde véritable et les représentations du monde ; il sera saisi par la question de la vérité en soi – c’est à dire d’une forme de vérité potentiellement identique pour tous. Mais également, l’homme européen ne cessera d’être tendu entre sa soif critique et les traditions ; il ne cessera pas non plus d’être tenté d’exercer une rationalité naïvement conquérante, c’est à dire une rationalité unilatérale qui voudra appliquer à toute chose les méthodes objectives des sciences de la nature, jusqu’aux intentions et à la morale. L’homme européen sera donc un être guetté par les crises, puisqu’en tant qu’homme il sera intentions et normes morales, et qu’en tant qu’européen il sera science.

     Par ce dernier trait, l’Europe peut disparaître, décroître, renaître ou s’étendre – l’Europe, c’est à dire le réseau formé par les individus infinis. Elle décroît et disparaît si les individus finissent par devenir étrangers à leur sens vital et rationnel, s’ils deviennent hostiles à l’esprit. Elle renaît en revanche si ceux-ci s’animent d’une raison héroïque qui surmonte le naturalisme – ce travers qui consiste à ramener l’esprit à la matière, à étudier la culture selon des catégories objectives. Cet héroïsme impliquera de comprendre que l’échec du naturalisme est dû à l’extériorisation d’une raison engloutie dans l’objectivisme. Mais au-delà de son aspect crisistique, le danger pour l’Europe, c’est la lassitude devant l’infini, devant son horizon.

 

     Maintenant soufflons un peu. Cet exposé qui tombe étrangement dans ce texte n’a rien de gratuit, ni n’introduit le paradoxe rhétorique d’un mont-réaliste idéel par son européanité. En fait l’important vient maintenant, car il y a bien des choses dans cette petite conférence d’Husserl ; et toutes sont liées à la comparaison de l’Europe et de l’Amérique du nord que j’ai entreprise au début.

     Soulignons avant tout l’aspect singulièrement effrayant de quelques détails du texte de Husserl. Comprise radicalement, la conception que Husserl a de l’humanité est assez étonnante. En effet pour lui, l’humanité est pareille à un organisme, certains membres peuvent être sains et d’autres malades, certains sur-développés et d’autres sous-développés. C’est donc en toute légitimité que l’humanité pourrait se faire l’ablation de tel ou tel peuple, si ceux-ci s’avéraient « gangreneux ». Les plus malins/méfiants verront peut-être à quoi je veux en venir : de Husserl à Heidegger il n’y a qu’un petit pas, et de Heidegger aux Nazis un petit autre [j’espère provoquer quelques éruptions]. Si ce que je dis est bien évidemment abusif, je suis tout de même étonné de n’avoir jamais entendu, ne serait-ce qu’évoquée, la paternité de Husserl dans le fait de considérer des peuples humains comme inutiles, voire nuisibles à l’humanité. A moins que dans ce texte, Husserl n’invente rien, mais se contente de transporter des idées alors communes à son époque, et qu’il n’aura pas questionnées.

     Seconde chose, on ne peut que constater le fait que Husserl croit en la puissance et en la supériorité européenne sur les autres cultures, ou « figures spirituelles ». Il y croit, avec toute la force que lui confèrent les concepts d’idéalité et d’infinité. Et cette supériorité métaphysique a la particularité de rendre l’européen non seulement supérieur, mais encore conscient de sa supériorité sur les autres nations : il dira par exemple que si l’Inde est une figure spirituelle, il ne vient pas à l’esprit de l’européen de devenir indien, alors que le contraire – qu’un indien veule devenir européen – ne lui paraît pas absurde – à l’européen. L’Europe est ainsi dotée d’une entéléchie – d’un devenir – qui la porte à s’étendre, et qui la porte à se considérer comme désirable pour les autres.

     Une fois ceci posé, je peux enfin revenir à mon mouton premier : le face à face Amérique/Europe. Voici, dans les termes de Husserl, deux territoires « européens » : c’est à dire deux espaces aiguisés par le même appétit d’infini, par la même foi en leur supériorité. Mais entre ces deux territoires, l’un cependant est plus « européen » que l’autre : et c’est l’Amérique du nord bien évidemment. Car sans nul doute, celle-ci porte avec le plus de candeur et de pureté ce sentiment d’infini. En crise avec sa propre européanité, l’européen d’Europe se fait au contraire pudique ; quelque chose le froisse dans l’infini ; un étrange dandysme, un sens de l’autocritique, une dérision… le pousse à mépriser constamment sa suprématie, ou plutôt à s’en excuser ; une honte de dominer le conduit à se faire paraître plus petit, moins brillant, plus fini qu’il n’est en réalité.

     En d’autres termes, si Husserl vivait aujourd’hui, peut-être serait-il « bushiste » [nouvelles éruptions]. Peut-être trouverait-il qu’il y a dans la politique brutale de Bush un bon fond qui est l’amour de l’européanité, sa défense. Défense face à quoi ? Face à la culture de la finitude et de la naturalité, bien sûr : l’Islam. Car qu’il soit intégriste ou non, l’islam est une figure spirituelle qui rend fondamentalement la science impossible ; parce que la matière ne se divise que jusqu’à Dieu, parce que l’histoire commence avec la Création, parce que l’activité des hommes se donne la tradition comme norme de conduite. Pour Husserl, seule une culture qui logicise Dieu peut s’ouvrir à l’infini ; la transcendance que propose la tradition religieuse n’ouvre pas sur un univers infini de tâches, mais sur un horizon de conformité. On répondra avec pertinence que l’Europe d’Amérique est très croyante, que c’est Dieu et Dieu tout le temps que l’on invoque… mais on aurait tort de s’arrêter à cela. La part fondamentaliste chrétienne en Amérique limite son européanité plutôt qu’autre chose ; pour les autres, c’est plutôt l’ « européanité » elle-même qui est assimilée à Dieu, et qui en cela est sacralisée.

 

     Voici des choses qui mettent bien mal à l’aise et un propos qui déroute : Husserl, précurseur du nazisme et souteneur du bushisme ; l’Europe d’Europe, rongée par une forme aiguë de pudeur, qui n’en finit pas de se dissoudre de peur de reprendre en main la Raison ; l’Europe d’Amérique qui a fixé et assuré son existence dans un infini divin…

     Tout ceci est bien entendu présenté de façon caricaturale, mais comment ne pas être sensible à cette tendance de l’Europe d’Europe à dénier la supériorité de sa propre civilisation sur les autres ? et la supériorité des « civilisations » en général ? Comment, en second lieu, ne pas être étonné par le manque de souffle des analyses géopolitiques qui, lorsqu’elles décrivent les guerres et les conflits d’influence, se limitent à des réflexions sur le leadership économique : à leur manque d’ampleur géo-métaphysique ?

     Je pense qu’il serait intéressant de faire l’histoire de cette nouvelle hiérarchie, qui consiste à considérer comme égales toutes les cultures, qu’elles soient civilisation ou non, laïques ou religieuses, paternalistes ou démocratiques : cette sorte de tolérance extrême qui met de côté les différences les plus frappantes. Fait intéressant, Braudel, encore dans les années 1980, parle sans gêne de « civilisations », et confère sans aucune précaution critique à celles-ci une supériorité technique, organisationnelle, artistique… Pour lui, les civilisations possèdent une maîtrise plus grande des réalités concrètes, qu’elles expliquent, anticipent et répertorient. Dans la très récente pudeur de l’Europe d’Europe, Husserl diagnostiquerait un essoufflement, un abandon.

     Mais, pourrait-on lui répondre, en quoi réhabiliter la finitude et les formes terrestres d’existence est-il un abandon ? Ne peut-ce point être une forme de sagesse de l’expérience colonialiste et impérialiste passée, qui regarde il est vrai avec un rien d’envie l’Amérique se débattre pour conserver sa main-mise – comme on regarde l’agitation des plus jeunes ? Si c’est cela, cette sagesse pourrait être toute relative, c’est le nom que donne à son attitude celui qui a perdu courage.

     En fait, dans la dialectique ami/ennemi que revendique Bush, on retrouve une définition « réaliste » du politique. Le politique, c’est dire qui est ami et qui est ennemi ; c’est traiter avec ses ennemis ; c’est créer du territoire et des champs en posant des frontières – par exemple « l’axe du mal ». Or à force de diplomatie et de dominations par les secrets, tout se passe comme si l’Europe avait dénié cet état de choses dans le champ public, pour perdre son sens général de l’affirmation culturelle.

 

     Je vous soumets à vous, penseurs, cette lecture un peu tranchante des faits et des textes, mais qui au cœur du Jumeau Américain ne cesse de me tricoter. Je vois des gens multicolores arborer avec un élan et une foi touchantes leur drapeau, leur logique, leurs produits, leurs sourires dévastateurs et leur corps. Je vois cette soif de ne jamais s’arrêter. Je vois cette absence presque intégrale de questionnement ou de retenue, cette énergie bizarre, même au cœur des pires affres – à tel point qu’on ne peut tout à fait croire qu’elle est calcul, à tel point qu’elle repose sur un fond affectif réel. Je vois cette faculté étonnante de récupérer les drames, de les réinvestir, qui ne peut être interprétée autrement que comme une forme de santé – juste un exemple : combien de films américains sur le Vietnam et combien de français sur la guerre d’Algérie ?

     Pour en venir à quelque chose que je connais bien, vue d’ici, l’Europe de France fait un peu pitié avec ses pseudos-débats sur la laïcité, son délire sécuritaire, la mise à sac de tout le système social : elle fait aussi un peu mal au cœur. Elle paraît engoncée dans un engourdissement mental, qui tient trop compte de mesquineries et de sophismes, de passades : elle a perdu l’audace de creuser le Verbe et l’Action. Le plus surprenant c’est qu’elle est intégrée à une Europe sensée être conquérante ; mais celle-ci ne semble de loin qu’une machinerie saignante, blessant ses composants. L’Europe existe mais n’a ni soif ni faim, elle ne représente aucune idée, ne se porte vers aucun infini : ni l’Europe économique des libéraux, ni l’Europe sociale des « gens de gauche » - et en ce sens oui, elle est « essoufflée ». S’agit-il alors de déborder ce continent d’intentions, et de le relier avec ce qu’il est, afin de lui faire retrouver son Asie, son Afrique, son Amérique du Sud : c’est à dire ses Autres ? ou s’agit-il se remettre en question l’injonction de l’infini, ainsi que nous le faisons sans le formuler comme tel, mais en freinant toute accélération trop brusque ?

 

     Pour conclure, quelques mots sur les solutions à la crise interne des européens du monde entier.

     Celle de Husserl : la phénoménologie. Qui va fonder une subjectivité scientifique ; diriger de nouveau l’homme européen sur les chemins de l’infini scientifique. Ne pas nier que l’on appartient à une communauté inscrite dans un monde environnant ; ne pas nier l’âme comme Moi qui agit et pâtit.

     Celle de l’Amérique : le droit. C’est à dire l’affirmation perpétuelle et renouvelée de l’espace de chacun, des propriétés. Par la régulation, l’Amérique parvient à recomposer la crise de l’homme européen : il est individu moral, doué de raison juridique ; il est individu d’infini, doué d’enthousiasme pour sa propre société. Certes il est peuplé de fétiches, « Amérique », « bonheur », « Dieu »… mais ceux-ci lui donnent au moins accès à la transcendance.

     Solution de l’européen d’Europe ? Il me semble que le français est coupé du seuil des lointains, errant dans une forme d’immanence critique pointilleuse qui tourne à vide, qui ratiocine. L’européen d’Europe ne peut avoir ni Dieu, ni Patrie, ni droit à revendiquer, ni idéologie – toute « légitimation » est par trop faillée, lourde de sens, aucune n’est pure, toute adhésion ne sera que rationnellement consentie… Et pourtant, au fond, une puissance dialectique est là, en lui, prête à jaillir : une sursomption après la noyade, une formulation géniale et dévastatrice de ce pinaillement fondamental dans lequel il tourbillonne pour l’heure. Mais de nouveau cette question : faut-il vraiment l’inventer ?

 



[1] Maudit Jo est un personnage de fiction philosophique mort il y a environ un an. A l’occasion de cet anniversaire, on a voulu le célébrer en « essayant » ses visions et ses trouvailles. Beaucoup de choses mériteraient approfondissement, étayage ou élagage – on espère que l’espace ouvert de ce journal sera propice à cela, via discussions. Sinon, que l’ « envoyé » repose en paix.