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des anciens numéros
1984
Par Isabelle Corbett
Petite devinette. Il ne sera pas ici question de la
prophétique peinture d’Orwell d’un monde totalitaire. Pourtant, c’est bien de
terreur dont je veux vous entretenir un instant et, qui pis est, d’une réalité
incontestable à la fois historique et d’actualité. Orwell, qui a été policier
dans les années 20 en Birmanie avant de prendre la plume, n’a pas vu venir la
tragédie qui allait s’abattre non loin de là un demi-siècle plus tard. Alors,
l’an mille neuf cent quatre-vingt-quatre, ça sonne une cloche chez vous? En
fait, et ceci est une litote, l’Inde n’a pas connu une année monotone en 1984.
L’agitation autonomiste, la révolte des Sikhs, l’assassinat d’Indira Gandhi, à
laquelle succède son fils… Mais que s’est-il passé au mois de décembre pour
clore en horreur cette année trouble? D’accord, parce que ceux d’entre vous qui
ignorent la réponse à cette énigme sont symptomatiquement nombreux, encore deux
indices : 1- De 16 000 à
30 000 morts, 2- Plus de
500 000 blessés. Ça y est? Pour ceux qui ne sont plus d’humeur à
jouer, voici : ce qui s’est passé il y a vingt ans, dans la nuit du 2 au 3
décembre, est la pire catastrophe industrielle de l’histoire—catastrophe
(équivalente à plusieurs 9/11, incidemment...) dont on commémorait à peine le
sinistre 20e anniversaire il y a 15 jours.
Bhopal, c’est le nom d’une tragédie. Cette capitale de
l’État de Madhya Pradesh compte environ 300 000 habitants en 1978, au
moment où est entamée la construction d’une usine de pesticides, filière de la Union
Carbide Corporation—dont le siège social est au Connecticut. Dès la mise en
marche de l’usine, plusieurs signes avant-coureurs (dont nombre d’intoxications
d’employés) laissent présager le pire, mais les dirigeants, y compris le
président d’Union Carbide alors au poste, Warren Anderson, ignorent tous
les avertissements qui leur sont faits. Pendant ce temps, les Indiens attirés
par les emplois à l’usine viennent s’entasser dans les bidonvilles qui la
ceinturent, sans compter les milliers de familles qui affluent à Bhopal pour
profiter d’un accès accru à l’eau ainsi qu’à l’électricité, si bien qu’à peine
six ans plus tard, la population de la ville dépasse les 800 000
habitants.
Entre 1980, quand est mise en marche l’usine, et
décembre 1984, les problèmes liés à la sécurité de l’usine et aux effets
inquiétants sur la population vivant à proximité sont étouffés à l’interne, au
profit d’une plus grande rentabilité. Les pesticides qui y sont produits,
composés d’isocyanate (vous reconnaissez le radical « cyan (o) », de
cet élément savant connu surtout sous la forme du cyanure, ce sel de l’acide
cyanhydrique, qui est un violent poison) de méthyle sont conservés sous forme
liquide, à basse température. Si, par accident, il devait y avoir une fuite
sous forme de gaz, ce produit devenu hautement toxique constituerait un danger
mortel pour toute personne exposée au gaz. Or ce qui devait arriver arriva :
une nuit, un réservoir plein explose, libérant un nuage poison au-dessus de
l’usine, nuage qui s’étend rapidement avec les vents. Certains tentent de fuir
et, s’exposant directement au gaz toxique, tombent; d’autres s’étouffent dans
leur sommeil; d’autres encore perdent la vue. En quelques jours, des dizaines
de milliers de personnes trouvent la mort et des centaines de milliers
deviennent invalides. Plusieurs mois après la catastrophe, l’hécatombe se
poursuit.
Encore à ce jour, le site n’a pas été décontaminé, et
la population subit les effets néfastes de son exposition aux produits
chimiques. Par ailleurs, les femmes exposées au gaz il y a 20 ans accouchent
encore aujourd’hui de bébés handicapés ou non viables. Quant au président d’Union
Carbide, W. Anderson, il ne s’est jamais présenté devant les tribunaux.
Curieusement, sa disparition n’a pas suscité le centième de la fièvre Bin Laden. En 2001, Union
Carbide est absorbée par Dow Chemical, qui refuse d’assumer la
responsabilité du désastre et n’a versé jusqu’ici que 470 millions dollars en
indemnités aux victimes qui se comptent par centaines de millions. Les rares
victimes qui ont touché des compensations ont reçu la somme (grotesque) de
2000 dollars par décès et de 500 dollars par blessé.
Je pourrais m’étendre à bon droit sur le sujet, mais
je terminerai en invoquant une anecdote intéressante: le membre d'un groupe
dénonçant les abus des corporations (un "Yes Men") a réussi à se
faire passer pour un porte-parole de Dow Chemical et s'est fait interviewer
sur la BBC. En fait, c'est BBC qui s'est laissé tromper par leur site ouèbe,
une satyre de celui de Dow, et qui les a appelés, pensant avoir affaire
au vrai Dow! Lors de cette entrevue diffusée par deux fois à la grandeur
du réseau mondial de BBC, il a "annoncé" que Dow décidait
finalement de prendre ses responsabilités et de dédommager toutes les victimes
du désastre à l'aide d'un plan de $12 milliards, fonds générés par le
démantèlement de la filière Union Carbide de Dow. Apparemment,
les actions de Dow ont chuté comme pierre sur le marché boursier—jusqu'à
ce que Dow soit obligée de diffuser un communiqué de presse disant que
non, Dow ne dédommagerait pas les victimes et ne s'excusait pas. Allez jeter un coup d’œil là-dessus, ça vaut le
clic : http://www.democracynow.org/article.pl?sid=04/12/06/1453248 (Yes Men Hoax on BBC Reminds World of Dow Chemical's
Refusal to Take Responsibility for Bhopal Disaster).
Soit dit en passant, Democracy Now! (source du
lien ci-dessus) est la meilleure émission radiophonique d'information
indépendante que je connaisse. Produite à New York, elle est diffusée sur des
stations de radio et de télévision communautaires un peu partout aux États-Unis
et à quelques endroits au Canada. Je vous encourage à l'écouter sur Internet.
L'animatrice, Amy Goodman, est une journaliste exceptionnelle. Les sujets
couverts sont très souvent ceux ignorés des grands médias et ils le sont d'un
angle tout à fait unique, mettant habituellement l’accent sur la politique
américaine (de toute façon, la politique américaine nous affecte à ce point que
l’on ne saurait s’en plaindre), mais aussi sur toutes sortes d'événements à
l'étranger. Les manchettes occupent le premier quart d’heure, tandis que le
reste est consacré à des dossiers divers. Chaque jour de la semaine amène une
émission d'une heure que l’on peut écoutez tout en fourrant sa dinde de Noël,
par exemple, pour se sentir moins con. Pas de quoi brûler les calories en
surplus, cependant; il suffit d’aller sur www.democracynow.org et de cliquer sur "Listen/Watch entire
show".